Une inquiétante étrangeté de l’être. Toute l’œuvre d’Agnès Baillon paraît empreinte de cette « unheimlichkeit » dont aimait parler Freud. Dérèglement des sens, brouillage de la tactilité, intrigue des personnages, tout y est pour que ces portraits sensibles nous emmènent droit sur une autre planète. Une planète remplie de bustes comme des stèles. Et surtout de visages. Des visages pour déstabiliser. Pour désabriter. Pour bouleverser. Des visages pour la métamorphose de soi-même et des autres. Et renaître.
Parce qu’ils regardent vers cet « espace du dedans « et sculptent les traits du « double », l’âme de l’individu qui hantait Henri Michaux.
C’est dans la résine et depuis peu le bronze qu’Agnès Baillon se noie dans cette fièvre de figures. Anges si touchants. La mine si fragile. Petites filles ingénues aux têtes disproportionnées de poupons. »Miss décalées ou »danseuses un peu gauches. Toujours candides, parfois inquiètes, souvent interrogatives… Un fourmillement infantile et rêveur. Le corps ? Absolument nu. Blanc. Translucide. Evanescent. Quant il se pare d’un vêtement ne faisant qu’un avec la chair. Et c’est avec une grâce étonnante et rare qu’il s’orne aussi avec discrétion et préciosité d’une coiffe ou d’une pièce de dentelle. Nul doute, loin de toute anecdote, au contraire, pour la rigueur, la concentration, la monumentalité, l’intemporalité surtout, l’artiste aime se nourrir de Degas, Durer, Delatour, l’école flamande ou l’Egypte dont elle revient de voyage. A la recherche des éternels Commencements.
Et pourtant. Au silence et à la suspension des gestes et du temps se mélange le trouble, l’angoisse, la tension, la folie. Oui la folie aussi. Car ici encore, l’ancienne élève de Cremonini abreuvée des évènements de son temps travaille et capte les états multiples de l’homme. Sa vie, sa mort, sa terreur, sa violence, sa douleur, ses flux incontrôlés et incontrôlables. Extrêmes et ambivalences, force et délicatesse, vides et pleins, le même et l’autre luttent et s’unissent donc dans son amour de la spontanéité. D’où sa passion du modelage et son goût irrésistible de la désacralisation. Celle de l’huile et aujourd’hui. Les doigts d’Agnès Baillon s’amusent et jonglent. Provoquent. Avec intelligence et malice. Mais comment l’artiste peut-elle en oser le bronze, son classicisme, sa patine ? Justement. Pour mieux l’éprouver, le maltraiter, l’obliger à donner autre chose que l’attendu et le traditionnel. D’une main juste et sûre, elle travaille la matière, la peint et la repeint, l’use, pour rendre cette masse inerte à la Vie.
« Ma manière de militer est de créer des gens hors normes », dit-elle, regardant ses sculptures. Ce « hors-normes », cette altérité enfouis au plus profond de chacun de nous. Cette intimité qui trouble et qui effraie. Révèle. Le meilleur comme le pire. Agnès Baillon ou l’émotion, intense.
Anne Kerner
Journaliste et membre de l’AICA(Association Internationale des Critiques d’Art
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