DES ABSENCES

C’est dans son atelier, assise sur son tabouret, en tablier, qu’Agnès Baillon sculpte dans l’intimité. Elle tord, assemble, peint et polit, travaille la cire, la résine, le papier mâché, la porcelaine ou le bronze, couvre à la feuille d’or et, avec la modestie des grands artistes, affine, ponce, échenille et perfectionne ce qui, peu à peu, tient debout et s’élève.

Les yeux, dit-elle, sont la colonne vertébrale de l’œuvre.

On imagine une rue pavée pas très large. Notre rue, tiens. La rue de Villevert, à Senlis.

Il y pleuvrait.

Je me serais levé péniblement de mon fauteuil, pour voir les gouttes. Elles se seraient épaissies et tomberaient maintenant de biais, au ralenti, avec la lenteur d’un corps parachuté. Dans la rue, les flocons auraient vite gagné les toits des maisons d’en face, et ceux, plus bas, des voitures.

Les trottoirs aussi se seraient enfarinés.

Ça n’arrangerait pas nos affaires.

J’ai posé ma main sur le mur. Sans soutien, la station debout m’est contraire. J’ai attendu la sortie de l’école, les grappes des enfants qui iraient se précipiter, toute joyeuse, en hurlant. Je les ai vu amasser çà et là dans leurs mains cette poudre venue du ciel, et jouer. De notre fenêtre, on aurait dit un tableau de Bruegel. Le seul, disais-tu, qui savait peindre la neige.

J’ai imaginé que tu étais là, et que tu les regardais ces enfants, à mes côtés, en pensant à celui que nous n’avons pas eu.

J’ai regardé ma montre. J’ai cherché mon pardessus dans la maison, puis les clés. J’oublie tout. Ces temps-ci, je perds beaucoup de choses. J’ai des blancs. Des absences. L’autre jour, j’ai incongrûment posé ma canne de marche sous le lit. J’ai mis longtemps avant de remettre la main dessus. D’ailleurs, je ne sais plus où elle est, cette canne, et j’avance en équilibre dans la maison, en écartant les bras. Le parquet de la chambre et du salon craque comme le pont d’un navire. Je me demande parfois si tu l’entends.

Dans le vestibule, j’ai croisé le visage de mon père, avec sa tignasse crayeuse. Ça faisait longtemps que je ne l’avais pas vu et j’ai ri de ces retrouvailles. Lui aussi, en me voyant, a ri. Puis il a cessé brusquement et je me suis tu. On s’est regardés méchamment, en chiens de faïence, contrariés soudain de se retrouver là, face à face.

Je suis sorti en maugréant.

Comme mes paumes tremblent, j’ai toujours un peu de mal à fermer la porte de la maison. D’ailleurs, je dis la maison, mais ce n’est plus qu’un appartement. Avec une cage et un escalier à descendre, et la rampe à laquelle s’appuyer.

La neige, dehors, feutrait tout, plongeant Senlis dans un silence étouffé, très pur. Tout était blanc. J’ai pris un peu de cette neige froide et duveteuse qui a fondu aussitôt en larmes entre mes doigts. J’ai regardé autour de moi. Il n’y avait plus d’enfants dans la rue. Je me suis dit que ceux que j’avais vus de notre fenêtre n’étaient peut-être pas des enfants, mais un simple jeu de perspective.

Ou bien ils étaient partis.

Ou bien ils avaient grandi.

Le temps passe si vite.

J’ai avancé, quelques mètres à peine, avec la peur de glisser. A mon âge, on ne se relève pas. En chemin, j’ai croisé une femme, à qui j’ai adressé un sourire de voisinage indifférent et poli. Je ne la connaissais pas, mais elle te ressemblait beaucoup, pâle et rousse comme toi. Elle portait quelque chose entre ses mains. Je me suis demandé si c’était une boule de neige. Mais ça ressemblait plutôt à de la glace, et elle la serrait précautionneusement contre le bas de son ventre.

Les bras toujours déployés pour ne pas perdre l’équilibre, j’ai continué à marcher, posant de petits pas prudemment l’un devant l’autre, en direction de la cathédrale. Comme je m’arrêtais souvent, un couple m’a demandé si j’avais besoin d’aide. Je n’ai pas répondu. De la main, je leur ai simplement fait signe de ne pas approcher. Désormais, seules mes pensées m’accompagnent.

Je suis arrivé tant bien que mal sur le parvis. J’ai levé un instant la tête et la cathédrale enneigée m’est apparue. Quoique majestueuse, sa façade m’a semblé n’être qu’un tas d’os savamment agencés.

J’ai poussé la porte et je suis entré.

Je me serais dirigé vers le maigre banc où nous nous asseyions tous les deux. Mon cœur se serait un peu serré. Je l’aurais senti à l’étroit. Il n’est pas impossible que, depuis que tu es partie, mon corps se soit rétréci. Il faudrait que je le mesure.

Vincent Almendros