Ch Waligora : Dans le cadre d’une exposition à Brouzes du Larzac, en 1997, vous avez eu un fragment dans le journal Le Monde qui présentait votre figuration en ces termes : « d’horribles petites cochonnes … à la limite du supportable ». Avez-vous compris cette perception de votre oeuvre ?
Agnès BAILLON : J’ai été mise au courant de cet article par la visite d’un monsieur qui, en entrant dans la galerie, s’est étonné et m’a demandé « il paraît que vous faites des animaux… » Ce monsieur était vétérinaire. Ça m’a fait rire. Cela dit, j’ai trouvé l’article un peu raide… Quand je l’ai lu, je me suis dit que c’était de la provocation, car – à mon sens – les mots étaient en parfait décalage avec ce que je faisais. À cette époque, j’utilisais une résine rose qui pouvait faire penser à de la peau de cochon. C’était aussi l’époque de la parution du livre Truisme (de Darrieussecq) qui raconte l’histoire d’une femme se transformant en truie ! Dans ce livre, quand le personnage se transforme, c’est écrit d’une telle façon que le lecteur s’identifie. On a la sensation que la peau se transforme. Je savais déjà que l’on pouvait être dérangé de façon épidermique par cette matière. Mais seule la couleur pouvait faire penser à un cochon. Il me semble qu’il n’y a rien de porcin dans mes personnages. Ni dans ceux de cette époque-là, ni dans ceux d’aujourd’hui. Les gens s’identifient souvent à mes sculptures.
Ch. Waligora : Avez-vous délibérément choisi d’éviter toute connotation possible du sujet ? Rien ne nous permet d’identifier vos « personnages ». Aucun signe, aucun motif qui puisse permettre une interprétation, en dehors des sexes (hommes, femmes) ? Seules quelques « baigneuses » permettent au regardeur de se distancier d’une figuration avec laquelle ils se retrouvent pour un face à face troublant. L’absence de distanciation rend souvent le public mal à l’aise. Vous parlez justement d’identification…
Agnès BAILLON : J’essaie d’éviter au maximum les anecdotes et tout signes temporels ou culturels, d’identité. Si je définis le personnage, c’est-à-dire si je lui attribue un élément significatif (vêtement, bijoux, coiffure) dans le temps et culturellement, je limite l’imaginaire du spectateur. Là, rien ne lui permet visuellement de se détacher du sujet, c’est-à-dire de prendre de la distance. Par cette absence, c’est sa propre histoire qu’il projette : très souvent, ses angoisses, ses inquiétudes et ses interrogations. Il y a un effet miroir immédiat. J’ai souvent constaté que quelqu’un de gai trouve mon travail, humoristique et inversement. Quand je parle de coiffures – vous m’avez déjà parlé de l’absence de poils, il est vrai que mes personnages sont imberbes – elles sont soit stylisées, soit une fois encore absentes. La « déconnotation » est volontaire ; c’est un parti pris délibéré. Le moyen d’accéder à une dimension universelle ; de rendre mes personnages universels. En fait, la seule chose qui les différencie vraiment les uns des autres ce sont leurs expressions et leurs morphologies. Ils sont humains, uniques, aussi différents que les êtres humains entre eux. Je travaille jusqu’à ce que je sens – ou crois – avoir réussi à amener une présence, à avoir transformé la résine en présence humaine. Ils sont incarnés, presque vivants.
Ch. Waligora : La « désexualisation » de vos sujets qui sont autant enfants, qu’adultes – en réalité, ils n’ont pas vraiment d’âges – est-elle tout aussi volontaire ? Cette absence de dynamique sexuelle nous ramène implicitement à l’enfance, âge auquel la perception des êtres et du monde est à la fois « vierge » et innocente.
Agnès BAILLON : J’ai récemment fait une séance photo où j’étais nue dans mon atelier et mise en relation directe avec mes sculptures. C’était étonnant et perturbant d’être seule, mise à nue, vivante et sexuée au milieu de mes œuvres. C’est à ce moment-là que j’ai vraiment réalisé qu’elles n’étaient pas sexuelles même si elle sont sexuées. En réalité je le savais. Mais la prise de conscience fut… foudroyante et sans appel (rire). Cette absence de dynamique sexuelle n’était pas préméditée. Elle n’a jamais fait partie du « programme », mais je n’avais pas envie que la sexualité dérange et perturbe la perception de l’œuvre. La peinture de Jean Rustin, par exemple, est pour moi plus forte par l’absence de gestes sexuels. À ce moment-là, la fragilité de l’humanité rustinienne est beaucoup plus émouvante, que les personnages soient nus ou non. Je voulais, de mon côté, incorporer le vêtement au corps jusqu’à la transparence. La nudité de mes personnages renforce l’absence d’identification possible. Je pense que la sexualité est une connotation pour l’œuvre. Elle est un acte défini qui serait allé à l’encontre de ce que j’avais envie de faire et de dire. Ce qui m’intéresse est la présence de l’être. Le regard est plus important que le sexe. Le sexe projette le personnage vers l’extérieur. Le regard ouvre la voie vers l’intérieur. C’est une façon d’inviter le spectateur à une rencontre, intime et silencieuse, avec lui-même.
Ch. Waligora : Il y a tout un rapport d’échelles et de grandeurs qui cultivent un sentiment d’étrangeté…
Agnès BAILLON : J’ai toujours essayé de ne pas travailler « grandeur nature », une fois de plus, pour éviter de rompre le lien avec l’imaginaire. Avant d’avoir vu l’exposition Ron Mueck (Fondation Cartier, 2006), je pensais que dépasser l’échelle humaine renvoyait fatalement à la statuaire monumentale. J’avais en tête les sculptures des régimes fascistes et réalistes socialistes des années 1920-1930 qui manque, à mon sens, totalement de sensibilité. J’essaye d’atteindre et de créer une dimension sensible et intime. Quand j’ai vu cette exposition Ron Mueck, j’ai senti qu’on pouvait y parvenir dans le monumentalisme, aussi. Face à ses œuvres gigantesques, j’ai éprouvé un vertige. Le vertige intervient lorsqu’on est convié dans un univers (ici l’intimité des personnages) où nous entrons sur le fil du rasoir parce que tout en reproduisant une facette de la réalité, on accède à une dimension poétique. J’ai commencé à faire des têtes plus grandes que grandeur nature alors que mes sculptures en pieds sont plus petites. Cela met le public mal à l’aise. Régulièrement on se demande si ce sont des gens normaux. C’est très intéressant parce que le « réalisme » des traits du visage et de la morphologie (non idéalisée) donne une impression de portrait vivant, mais l’échelle, systématiquement travaillée en dessous ou au-delà de la réalité procure en effet ce sentiment d’étrangeté.
Ch. Waligora : Vous avez étudié la peinture à « l’atelier Cremonini », puis vous avez choisi la sculpture. Accepteriez-vous de revenir sur le passage de l’un à l’autre ?
Agnès BAILLON : J’ai choisi un professeur qui avait une forte présence pour tuer l’influence de mes parents. Plus tard il a fallu tuer le maître pour pouvoir être enfin libre. Au fond, je suis autodidacte. Quand J’étais aux Beaux-Arts, je faisais de la peinture avec un grand « P ». L’art majeur par excellence… L’exigence de Leonardo Cremonini et l’obligation d’« exceller en peinture » déclenchait cette « angoisse du chef d’œuvre » comme disait Skira, l’assistant de Cremonini. A l’approche du diplôme, j’ai commencé à faire des « petits bonhommes » broches. Skira, justement, a vu ce travail et a trouvé ça très drôle. Il voyait aussi que je m’amusais et que je prenais beaucoup de plaisir à les fabriquer « en douce », que j’étais libre dans ce registre. On ne m’attendait pas là. Il les a amené chez Caroline Corre pour les présenter et a imaginé de les exposer. Progressivement, ces « petits bonhommes » ont grandi et pris de plus en plus de place. J’ai toutefois continué la peinture. Il y a eu un temps de « cohabitation ». Tout en peignant des personnages sous l’eau sans tête, je complétais leurs corps en sculptant leurs têtes. Il était indispensable d’exposer des deux ensemble, jusqu’au jour où je suis vraiment devenue sculpteur.
Ch. Waligora : Vous arrive-t-il aujourd’hui de vous remémorer les paroles de Leonardo Cremonini en observant votre travail ? A-t-il laissé une empreinte active ?
Agnès BAILLON : J’ai déjà répondu à cette question dans l’hommage que vous lui avez consacré. Je relis : « c’était passionnant de l’entendre parler de la matière picturale et du sens du visible. Il parlait beaucoup du « dur » et du « tendre » qui devaient cohabiter dans l’œuvre comme deux entités à part entière, non fondues mais harmonisées, équilibrées et distinctement présentes. Ça, c’était son grand enseignement. Pour lui, on était fait de dur et de tendre (la chair et les os). Pour arriver à produire une émotion, à la transmettre, il fallait atteindre cet équilibre, en évitant la mollesse. Il avait aussi l’exigence de l’observation, éviter les automatismes et l’effet facile. Cette rigueur sur le sens de l’observation qu’il voulait nous transmettre et sur lequel il insistait, permettait selon lui d’accéder à ce qu’il appelait « l’intensité sensible ». Ça rejoins un peu tout ce que je viens de dire non ? Je vous ai aussi dit qu’« il voulait nous mener au développement et à la traduction d’une vision personnelle de la réalité. Il souhaitait que notre imaginaire s’enrichisse. Mais on ne pouvait faire appel à notre imagination qu’après avoir approfondi sérieusement et minutieusement l’observation du réel. » Que puis-je ajouter ? Alors oui, il a laissé une empreinte…
Ch. Waligora : Vos sculptures qu’elles soient en bronze, en résine ou en papiers mâchés sont peintes. C’est une façon de faire disparaître la matière première, de « jouer » sur la texture finale mais aussi de renforcer le réalisme des traits, les yeux, le contraste de la couleur des lèvres et des dents…
Agnès BAILLON : Le bronze en sculpture, c’est comme la peinture avec un grand P. C’est trop mortifère, je veux dire que c’est trop « noble » et intouchable. C’est une matière morte. Brute, elle n’est pas vivante, ni vibrante. Pour que le bronze s’anime, il faut reprendre toute une série de systèmes qui ont déjà été explorés (le « non-finito » de Rodin, par exemple). Que je travaille le bronze, la résine, le papier mâché, j’ai envie d’une matière aussi vivante et transparente que le corps avec ses imperfections. La peinture concourt aussi à produire un effet de chair. Je travaille la chair en transparence avec des glacis. Les yeux sont peints depuis mes débuts. C’est la peinture qui crée le regard et l’expression puisque « le regard est le miroir de l’âme »… Par la peinture, je combine réalisme de l’expression et ouverture sur l’intérieur, univers des sentiments. La peinture accompagne donc et complète la sculpture. Elle intervient souvent à la fin. Je ne souhaite pas, non plus, que les spectateurs devinent immédiatement la matière première. Encore une fois, c’est une façon de les pousser à s’interroger. D’aiguiser leur curiosité. Ce travail de disparition de la matière première trahit le fait que je recherche en permanence. Je remets toujours le travail en cours en question, les matériaux utilisés. Je ne me suis encore jamais « installée » dans une façon de faire dont je ne dérogerais pas. Et je ne le souhaite pas. J’ai besoin d’éprouver moi-même certains vertiges et de prendre des « risques », d’essayer, de me tromper, de douter.
Ch. Waligora : La représentation du corps, ses morphologies et les traits des visages sont « réalistes ». On perçoit pourtant, à l’œil nu, un dépassement de la réalité, comme une volonté, ou quête, de poétisation du sujet. J’y vois une réalité poétique. D’une tout autre manière, vos « visages » sont aussi intemporels que ceux de Giovanni Della Robbia (1469 – 1529), et ceux de Rogier Van der Weyden (1399/1400 – 1464). On pourrait aussi établir une filiation entre votre figuration et celles de la Grèce archaïque (- 620 à – 480) de l’Egypte sous l’ancien empire (je pense au Scribe accroupi (2620-2500 avant notre ère, du Musée du Louvre) enfin la sculpture étrusque. Pour atteindre cette transposition poétique de la réalité, il faut avoir parfaitement observé et « dompté » ce qui est de l’ordre de la représentation strictement mimétique. Vous avez accroché et conservé un certain nombre de photographies dans votre atelier à partir desquelles vous travaillez.
Agnès BAILLON : Quand j’étais enfant, dans l’atelier de ma mère, il y avait beaucoup de reproductions de peintures flamandes. Roger Van der Weyden effectivement. À cette époque, je dessinais déjà des portraits inspirés de ces personnages. Ils me fascinaient. Ce que j’aimais c’était le réalisme des traits du visage chez Van der Weyden, Memling, Van Eyck et, d’une manière générale, dans la peinture flamande de cette époque qui est très stylisée. C’est cette alchimie des contraires qui m’attirait. Je vais souvent au Louvre voir les salles de sculptures égyptiennes et romaines. Ce qui me séduit est le côté à la fois vivant et stylisé de cette statuaire, l’antique et le « contemporain » de certains visages. Le but des égyptiens était d’atteindre la vie éternelle. Ces sculptures sont des fragments de vie « préservés » pour l’éternité. Un jour un visiteur m’a dit, en voyant mes sculptures : « c’est l’archéologie d’une société pacifiste ». Elles sont perçues par mes collectionneurs comme des « poupées ». Ils parlent d’apaisement. J’ai grandi sur le Larzac où le militantisme était très fort. Je suis empreint d’une part de cette « énergie » que l’on peut mettre et employer au service de ses propres valeurs. Je suis une « militante » humaniste. Oui, je pars de la réalité ; une réalité que je mets en valeur et au-delà de laquelle je tente d’aller. Je pars de photographies, en effet, qui provoquent une émotion que j’essaie de restituer. Ce sont souvent des gens blessés, des gens handicapés, considérés comme imparfaits. Le thème du corps est tellement vaste qu’on peut le décliner à l’infini. La constante reste cette volonté de dépassement que l’on peut voir comme une « transposition poétique ». Cela ne signifie pas enjoliver. En 2008, par exemple, je suis allée voir l’exposition de Jan Fabre au Louvre, L’Ange de la métamorphose, dans les salles des écoles du nord. J’ai adoré cette exposition. J’ai retrouvé ces « oppositions » et mises en correspondances qui me réjouissent : tout d’abord entre un artiste vivant, d’aujourd’hui, et les œuvres du musée du Louvre : le temple de l’histoire de l’art. L’Autoportrait en plus grand ver du monde installé dans la salle des Rubens m’a époustouflée. Il y avait une obscénité « à la limite du supportable » (rire). Cette œuvre mettait mal à l’aise. Il y avait un appel à la chair parce que les bourrelets du ver réfléchissaient la volupté écoeurante des chairs peintes par Rubens. Le ver en lui-même était éminemment phallique, mouvant sur une installation de pierres tombales. Ce qui était intéressant et dérangeant était la cohabitation « dans le sublime » du sexe et de la mort. Une telle dimension sexuelle et mortifère, au Louvre, était osée. Je n’aime pas particulièrement Rubens. Je trouve cette peinture trop molle (fluide). Fabre y a apporté un équilibre. Il a prolongé et complété, voire corrigé l’œuvre.
Ch. Waligora : Les fragments de visages en bronze peints vont dans ce sens et sont aussi troublants qu’attirants. Vous avez récemment « abandonné » la résine pour le papier mâché. Y a-t’il un lien avec le film After Hours de Martin Scorsese dont vous m’avez parlé, où le personnage principal finit par sortir d’un infernal et cauchemardesque concours de circonstances nocturne, couvert de papier mâché et transformé en sculpture ?
Agnès BAILLON : Les fragments de corps que j’ai vu au Louvre m’ont particulièrement émue comme je viens de le dire. J’ai commencé à faire des fragments de visages en bronze peint, en 2008. Les renouvellements récents voient leur origine dans ce que j’observe. En réalité je vais à la rencontre de ce qui coïncide avec mes propres recherches et je trouve parfois des réponses autant que j’observe mes « icônes » sous un angle toujours nouveau. Je les interroge, les questionne. Mes fragments sont presque archéologiques, ils possèdent ce miracle de l’archéologie. Cette façon de ramener à notre époque ce qui était voué à la destruction et à la disparition. C’est un peu le principe des portraits funéraires du Fayoum. J’y ai préservé le réalisme des traits, utilisé une matière (le bronze) que je trouve sans vie et qui renvoie au passé. Ces visages « cassés » peuvent être maintenant imaginés dans leur intégralité par le spectateur. Toujours cette volonté de ne pas rompre avec l’imaginaire. Ces deux dernières années, tout a changé. Récemment, j’ai décidé de tester ma figuration avec la technique du papier mâché. La surface est également peinte, puis frottée pour créer un effet de fresque. Je réalise qu’il y a, au fond, un désir de retour aux origines à un mode d’expression « archaïque », primal. Une volonté de retour aux sources, d’épurer. Peut-être de décharger l’humanité de ses atours pour la représenter dans ce qu’elle a de plus pur. La texture du papier mâché peint puis frotté donne l’impression qu’en dépit de l’érosion du temps, les personnages continuent de vivre. C’est apaisant de créer des êtres qui finalement nous survivent, c’est une petite victoire sur la mort. La leur ou la nôtre ? Je me rappelle du film « After Hours » qui m’a beaucoup marquée. L’idée est magnifique : la vie à l’intérieur même de la sculpture, le salut par la sculpture qui devient plus vivante que l’homme. En tout cas, elle est sa seule issue…