ART POETIQUE

La première fois que je suis tombé nez à nez avec une sculpture d’Agnès Baillon, j’ai été frappé par sa blancheur. Ce n’était pas la blancheur écrasante de l’albâtre des marbres antiques, ni l’insolente blancheur du lis ou de l’hermine. Ni celle, plus humble, de la farine. Non, cette blancheur me rappelait celle d’une page.

Blanche, donc.

Je me suis approché du visage délicat, presque translucide, de cette statuette, dont l’expression était très pure. La bouche était à peine entrouverte, non en vue d’un bâillement, mais comme l’amorce d’un cri. Or, rien. Aucun son.

Un blanc dans la conversation.

Et dans les yeux, un peu de bleu, clair, qui donnait au regard une sérénité maligne. Les bras de la statuette s’écartaient avec la douceur bienveillante d’une vierge orante, comme pour m’accueillir dans un nouveau monde.

Et dans ce monde, nus et bustes étaient faits de cette même pâte, de cette même matière mystérieuse qui semblait un mélange de brume et de lait. Certains étaient cocasses, avec leur mine légèrement potelée, et d’autres s’insurgeaient, le poing levé. Leur présence était apaisante.

Les personnages autour desquels je tournais n’excédaient pas, à vue d’œil, les trente ou quarante centimètres. Je ne connaissais pas encore les grands formats d’Agnès Baillon, mais je songeai aux rétrécissements de Ron Mueck en même temps qu’à la colossale statue du Bernin, Le Rapt de Proserpine. Je repensai au détail des doigts de Pluton plantés dans la cuisse de celle qu’il enlève. J’y voyais la même élégance, la même simplicité.

En vitrine, des Femmes sous la lumière vous ont appelé. Comme vous n’aviez pas de bouchons de cire dans les oreilles, vous êtes entré, charmé par leur chant silencieux.

Au centre, un couple se regarde. C’est un Grand face à face entre deux corps. Vous ne savez pas tout, mais nul doute que ces deux-là se sont aimés. Vous repensez alors à la performance au MOMA de Marina Abramovitch, à cette émotion muette dont Agnès Baillon semble avoir prélevé toute l’intensité. Derrière eux, une assemblée assiste avec aménité à ces retrouvailles. Vous êtes, vous aussi, un spectateur discret. Vous tournez autour d’eux sans faire de bruit. Ou bien vous chuchotez, comme vous chuchotez, plus loin, devant ce buste reliquaire, à la fois médiéval et profondément moderne, qui protège, en son sein, un enfant apeuré.

Regardez bien.

Cette mère-là n’est-elle pas sœur avec celle qui fait face à son ancien amour ? Vous revenez à la sculpture centrale. Est-ce la même personne ? Vous avez maintenant l’impression d’aller et venir dans le temps. Vous repensez à votre propre histoire, où il a été question d’un enfant qui n’a pas vu le jour. Vous n’étiez pas prêt. Il faut dire que vous n’aviez pas su, à l’époque, être votre propre père ou votre propre mère. Vous aviez laissé crier, en vous, celui qu’on appelait votre enfant intérieur. Il y a maintenant une distance qui vous sépare. Et dans cet intervalle, d’autres passeront, comme vous-même pouvez passer, si vous le voulez, entre le couple du Grand face à face.

C’est dans son atelier, assise sur son tabouret, en tablier, qu’Agnès Baillon sculpte dans l’intimité. Elle tord, assemble, peint et polit, travaille la cire, la résine, le papier mâché, la porcelaine ou le bronze, couvre à la feuille d’or et, avec la modestie des grands artistes, affine, ponce, échenille et perfectionne ce qui, peu à peu, tient debout et s’élève.

Les yeux, dit-elle, sont la colonne vertébrale de l’œuvre.

Vincent Almendros

Paris, février 2017