Regarder au loin, voir au plus près

Il ne se passe rien dans les sculptures d’Agnès Baillon. Aucun drame, aucune trame narrative, aucune action. Lorsqu’elle était peintre, ses toiles mettaient en scène des nageurs dont les têtes étaient non seulement hors de l’eau mais aussi hors de la toile. Ses premières sculptures, exposées conjointement avec ses tableaux, représentaient précisément ces têtes absentes – avant de gagner leur autonomie propre. Une autonomie  placide, hors du temps et de l’action, une autonomie inactive en quelque sorte. Pourtant, l’inaction en sculpture, et partant, l’absence de sujet explicite, a toujours posé problème, comme s’il était essentiel que la matière inerte, le bronze, le marbre ou l’argile puise sa substance et trouve sa justification dans la représentation du mouvement et donc de la vie. L’âge d’Arain de Rodin avait, en son temps provoqué la confusion du public et de la critique précisément pour cette raison. Ici chez Agnès Baillon, aucun indice probant ne vient nous renseigner sur l’identité de ses sujets – tout au plus est-on capable d’en deviner le sexe. Bonnet de bain ou phrygien, impossible de préciser le style des coiffes des personnages; rien dans leurs vêtements (lorsqu’ils en portent) ne permet de saisir le contexte dans lequel ils évoluent et encore moins l’époque dont ils semblent avoir été tirés comme d’un rêve.

Il y a sur ces visages, c’est certain, la trace d’une conscience de leur propre corporalité mâtiné de ce que les Grecs nommaient l’ataraxie, la tranquillité d’âme que procure l’absence de passions. D’autres semblent plongés dans la béatitude du songe ou le sommeil, on ne sait; les derniers enfin paraissent être des âmes tout justes incarnées, elles-mêmes surprises de se découvrir un corps dont elles prennent conscience par tâtonnement et par caresses. Les personnages d’Agnès Baillon seraient-ils ainsi le reflet de l’innocence, « cette blancheur sans ombre et sans fard » comme l’écrivait Hugo ? De blancheur, il est question ici, avec les couches de peinture appliquées sur le papier mâché, la résine ou le bronze. Elle induit une transparence, cette blancheur, qui nous incite à plonger à l’intérieur de ces corps un peu gauches et un peu caves, à venir fouailler sous le derme. Le procédé n’est pas nouveau : Antonio Canova enduisait ses nus d’une fine couche de pigments liés par de la cire afin de donner à ses marbres la sensualité de la chair et durant l’Antiquité, un décor polychrome rehaussait souvent bas-reliefs, caryatides et kouros. C’est sans doute d’ailleurs à l’aune de l’art antique et plus précisément des portraits à l’encaustique et à la tempera du Fayoum, qu’il faut comprendre les fragments d’Agnès Baillon : ses visages morcelés ne seraient-ils pas une tentative d’archéologie de notre temps présent ? Le silence de leur regard n’est-il pas le plus loquace des soliloques sur notre époque et nous-même ? Ce n’est sans doute d’ailleurs pas une coïncidence si Agnès Baillon est elle-même attirée par l’œuvre de José Vermeersch, disparu en 1997.  C’est la fragmentation, la dislocation même des corps de ce sculpteur flamand, leur imperfection et la béance de leurs orifices qui nous saisissent pour nous emmener vers leur humanité intérieure. Tout comme chez Vermeersch, la sculpture chez Agnès Baillon procède d’une sensibilité haptique, c’est à dire qu’elle invite le toucher par l’oeil, elle incite le regard à palper.

Dans les vifs débats philosophiques du XVIIIe siècle sur la hiérarchie des arts, les tenants de la suprématie de la sculpture arguaient que cette dernière était supérieure à la peinture par le bais de ce “toucher visuel”, qui permettait d’entrer de plain-pied dans l’oeuvre, d’aller au-delà de la surface pour en ressentir la vérité intime et intérieure. On ne pourrait sans doute pas mieux définir le travail d’Agnès Baillon. Ses sculptures ne laissent jamais indifférents. Elles suscitent toujours des sentiments profonds pour la simple et bonne raison qu’elles agissent comme un miroir qui nous est tendu, une surface spéculaire dans laquelle se réfléchissent nos propres émotions. « Parlez-moi de mes sculptures et je vous dirais qui vous êtes » aime-t-elle à plaisanter. Pourtant au-delà de l’aphorisme, ses oeuvres se révèlent être des catalyseurs de nos troubles et de nos attentes. En cela, les oeuvres d’Agnès Baillon sont véritablement uniques : au lieu de se cantonner à déclencher unilatéralement un sentiment chez le spectateur, elles instaurent avec lui une relation, un échange nourri par le biais de ce qu’il peut ressentir face à ces visages fragmentés ou ces corps entiers. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre le titre de cette présente exposition: Regarder au loin. Hissez-vous sur les pointes des pieds, regardez par-delà les sculptures d’Agnès Baillon et vous vous verrez. Vous-même. Au plus près.

Laurent Benoist

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